Document fondateur

Jean-Paul DEREMBLE

Administrateur du C.I.F.S.

« Faire mémoire en mémoire de Franz Stock à Chartres : la condition d’une histoire vivante »

 

1 – L’acte de mémoire dans une dynamique d’actualisation

 

Il s’agit bien ici de définir l’acte de mémoire dans une dynamique d’actualisation. L’enjeu est de taille parce que, comme Jean-Pierre Rioux l’a bien mis en évidence, l’acte de mémoire ces derniers temps est certes largement sollicité mais aussi malheureusement dévoyé. Nous ne sommes pas en manque de commémorations, d’anniversaires, de monuments, de reconstitutions historiques, mais au final cette manière de faire mémoire ne produit pas les effets attendus d’engagement dans le temps présent, au contraire elle fige la mémoire dans son passé sans l’ouvrir à son présent. Par exemple, lors des journées du patrimoine qui exaltent tant la mémoire, on va verser une larme sur le lavoir du village fraîchement restauré, sans que cela ne change rien à notre façon de vivre. C’est l’histoire d’un jour et cela ne change rien au présent qui est exposé plus que jamais à son accélération oublieuse des lenteurs du temps passé au profit d’une modernité inquiétante.

Nous savons aujourd’hui conserver, une proposition de loi de J.-F. Mancel assimile même les réserves d’un musée à des « stocks », qu’il conviendrait de réduire en bonne gestion d’une entreprise commerciale. Jacques Rigaud, dans un rapport au ministre de la Culture, a vivement dénoncé une telle conception des réserves. Il n’en demeure pas moins que le nombre des œuvres conservées augmente considérablement. D’une façon plus générale l’esprit de la conservation est à ce point dominant qu’il est souvent impossible d’adapter des lieux historiques à de nouveaux usages, et que l’on préfère le maintien d’un cadre historique désaffecté à l’adaptation de ce cadre à de nouvelles pratiques. Le déplacement d’un autel dans une église, par exemple, pose des problèmes la plupart du temps insurmontables. On « monumentalise », on « sanctuarise » des lieux dans un état historique idéalement défini, sans tenir compte de la vie qui impose des adaptations permanentes. On semble préférer un lieu mort, figé, à un lieu vivant en évolution. Ce goût pour le passé peut finalement être considéré comme douteux, dans la mesure où il ne serait qu’un exutoire pour s’affranchir d’un engagement dans le temps présent. Du fait que le rapport entre les réalités passées et les exigences du présent n’est pas travaillé, on acte finalement une séparation entre les temps du passé et celui du présent. Il y aurait d’un côté l’héritage, auquel on se garde bien de toucher pour le garder en l’état, et qui ressemble, comme le dit Pierre Nora « à ces coquilles sur le rivage, quand la mer se retire », et, d’un autre côté, les accélérations de la modernité qui font fi des traditions.

 

2 – Qu’est-ce qu’une vraie mémoire ?

 

Il s’agit donc, de notre point de vue, de réconcilier passé et présent dans un lien vital de dépendances réciproques, ce qui suppose une définition opérante de la mémoire. Qu’est-ce qu’une vraie mémoire ?

Comment ne pas évoquer Mnémosyne, fille de la Terre et du Ciel, cette déesse aimée de Zeus, qui enfanta les neuf Muses, les émanations des arts. Autrement dit la mère Mnémosyne incarne le lien entre la Mémoire et la Création. Ce qui valide l’acte de mémoire, c’est l’acte de création. Que serait cette Mnémosyne, forte de toute une mémoire accumulée, si elle n’avait pas enfanté la plénitude des arts dans ces neuf Muses au nombre particulièrement symbolique de la perfection ? Les Muses, encore aujourd’hui, président à notre univers culturel, ne serait-ce que par les Musées qui en sont comme l’incarnation vivante. Les Muses si vivantes, nous inspirent ce goût de la création sans lequel l’histoire ne serait bientôt qu’un sépulcre d’antiquités.

 

3 – La destinée du patrimoine est dans l’héritage

 

La référence au passé n’est donc positive que si elle vécue comme le désir d’un ré-enfantement, comme un désir de donner la vie. Mais comment cela peut-il se faire ? La fonction même de la tradition est dans sa transmission. La destinée du patrimoine est dans l’héritage dont il est l’objet, et l’héritage est nécessaire pour permettre aux générations plus jeunes de prendre leur essor. L’héritage suppose précisément la mort du père, il indique la coupure vitale entre les générations qui partent et celles qui arrivent. Le transfert d’une propriété implique une dépossession de l’ancien, qui en avait la charge, au profit d’un plus jeune qui en assume désormais la responsabilité. Ainsi va la vie, si le père retient le patrimoine, la vie ne s’écoule pas. Mais quand le père envisage son héritage, il sait qu’il va mourir et qu’il ne survivra que par cette transmission en ses héritiers. Le patrimoine n’a de valeur que par sa transmission.

 

4 – La mémoire s’épanouit au croisement des trois temps

 

La mémoire s’épanouit donc au croisement des trois temps du passé, du présent et du futur, elle les articule l’un à l’autre selon un processus de contraction, qui donne au passé d’être dans le présent en même temps que le futur. Saint Augustin parlait déjà des trois temps de l’histoire comme un seul temps, le présent qui les récapitule tous. « On ne peut dire, à proprement parler, qu’il y ait trois temps, le passé, le présent et le futur ; mais peut-être serait-il plus juste de dire :  » Il y a trois temps, le présent des choses passées, le présent des choses présentes, le présent des choses futures  » ». Ainsi conçue, toute expérience de l’histoire est une formidable école de maturité et d’accomplissement. Il suffit d’une pédagogie vigilante pour empêcher d’en rester à un seul temps, mais pour au contraire s’efforcer de les conjuguer en permanence selon une dynamique, qui non seulement va d’arrière en avant, mais aussi du bas vers le haut, selon le précepte évangélique : « il vous faut renaître d’en haut ».

 

5 – La mémoire est essentiellement un acte

 

Concrètement la mémoire est essentiellement un acte, qu’il faut entendre dans toutes les virtualités du concept : l’actualisation, l’action, l’acteur. Loin d’être un plaisir facultatif, l’acte de mémoire structure mon identité dans une histoire en trois dimensions. La nécessité de traduire l’héritage en engagement implique la mise en place de deux repères, un du côté de la continuité, l’autre du côté de la rupture.

Du côté de la continuité, il est indispensable de célébrer, de ritualiser, de symboliser d’une manière ou d’une autre la réception de l’héritage. Les journées du Patrimoine peuvent peut-être faire fonction d’un début de célébration, mais ce n’est pas suffisant. Ce n’est pas une fois de temps en temps qu’il faut se remémorer ce que nous devons aux anciens, mais de façon régulière, pour ancrer notre embarcation exposée à toute sorte de vents, dans une solide tradition.

Mais pour assurer la plénitude du processus de mémoire, un deuxième signe se positionne : le signe de la création. « Qu’as-tu fait de ce que tu as reçu ? ». C’est la question à poser à chaque réception pour valider la responsabilité engagée dans une création. Chaque lieu de mémoire doit inciter à la création en ménageant des espaces adaptés à l’expression innovante. A quoi bon transmettre si les héritiers ne font rien de leur héritage ? Que vaudrait un enseignement s’il ne débouchait sur une production personnelle de l’élève ? Le temps de la restitution est trop souvent différé pour mieux favoriser, pense-t-on, la réception des connaissances d’abord, c’est à dire surtout leur accumulation. Pourtant l’expérience montre qu’on apprend mieux avec l’exigence d’une transmission. Le réflexe de la restitution, de la production créatrice, conditionne les bons apprentissages, il faut le solliciter le plus tôt possible.

Ainsi quand je visite le passé (pour parler à la première personne qui s’implique, en attendant d’instaurer un nous plus communautaire), je le fais toujours à un moment présent : grâce aux vestiges conservés par le temps et surtout par mon désir de connaître les faits et gestes de ceux qui m’ont précédé, j’actualise parfois des milliers et des milliers d’années.

L’acte de mémoire n’est pas pour moi une fuite dans une histoire révolue, mais bien le moyen d’entrer dans l’histoire et d’assurer sa continuité. Peu importe la quantité d’événements conservés, peu importe ce que j’ai oublié, seule compte l’évocation puissante et sensible d’une impression, d’une couleur, d’un monument, d’une chronologie … passés, car à cet instant un nouveau présent s’éveille, riche de l’intensité particulière de la durée.

En me remémorant des pages entières du passé, ou plus simplement encore en laissant librement revivre ce passé dans les souvenirs qu’il veut bien laisser filtrer, c’est l’histoire qui se poursuit à travers moi pour être livrée à d’autres qui viennent recevoir de ma mémoire les gages de l’avenir. Y aurait-il une suite s’il n’y avait pas les traces sinueuses du chemin déjà parcouru ? Par la mémoire, je deviens cet avant qui me projette en avant de moi, ce qui me précède en effet s’entend aussi bien pour ce qui est derrière moi que pour ce qui est devant moi. Avant moi devant s’entendre dans une tension de qui est avant moi et de ce qui est en avant de moi. Et cette magie d’un passé et d’un avenir qui se rejoignent dans le présent toujours à conquérir, c’est la transmission qui l’accomplit. Par ma mémoire sollicitée, l’immensité d’un passé s’écoule vers son futur, ce que je connais vers ce qui reste à connaître et la vie déjà accomplie vers celle qui renaît.

 

Si aujourd’hui nous voulons maintenir vivant l’héritage de Franz Stock, c’est en empruntant la voie d’un faire mémoire qui engage les héritiers, que nous sommes, à poursuivre son témoignage, dans des contextes différents, selon des modalités nouvelles, mais avec toujours la même passion d’un accompagnement de l’humanité souffrante, avec la même volonté de reconstruire une civilisation blessée par la violence aveugle sur des bases plus solides de fraternité

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